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Intelligence collective : qu’en dit la science ?

« La pierre n’a point d’espoir que d’être autre chose que pierre, mais de collaborer, elle s’assemble et devient temple. » Antoine de Saint-Exupéry

L’environnement professionnel connaît actuellement une complexité croissante des problèmes rencontrés en raison de la spécialisation accrue des fonctions et des missions des salariés, de la digitalisation du travail et de la crise sanitaire. Face à ces défis, les organisations du travail ont de plus en plus recours au mode projet, aux équipes de travail auto-gérées et au management des équipes à distance (e-management).

Dans ce contexte, l’intelligence collective constitue un levier essentiel pour le bon fonctionnement, l’efficacité et la performance durable des équipes de travail (Zaïbet-Gréselle, 2007). Elle représente donc une priorité dont les organisations doivent se saisir pour assurer leur pérennité.

Au regard de ces enjeux, l’intelligence collective a suscité l’intérêt grandissant des praticiens comme de la communauté scientifique. En effet, les chercheurs se sont emparés de ce sujet d’étude depuis maintenant plusieurs dizaines d’années. Alors qu’en est-il ? D’où provient la notion d’intelligence collective ? Quelles évolutions son étude scientifique a-t-elle connues ? Quel est l’état de la recherche scientifique actuelle sur ce sujet ? Et comment promouvoir l’intelligence collective ?

Voici quelques éléments de réponse issus de la recherche fondamentale.

Un bref historique de la recherche sur l’intelligence collective

L’idée d’une intelligence collective est ancienne puisque sa mention originelle remonte à l’époque la Grèce antique. Précisément, sa première trace est retrouvée dans les écrits du philosophe Aristote et particulièrement dans son ouvrage La Politique (livre III). Il y fait part que « La Majorité, dont chaque membre pris à part n’est pas un homme remarquable, est cependant au-dessus des hommes supérieurs ». Aristote soulève ainsi un postulat, toujours soutenu par les chercheurs de notre temps, selon lequel l’intelligence collective d’un groupe n’est pas la simple somme des intelligences individuelles de ses membres.

Historiquement, l’idée d’une intelligence collective refait surface au XIXe siècle à travers les travaux d’acteurs tels que le médecin Robert Graves (1842) qui l’aurait employée pour qualifier la célérité avec laquelle les connaissances médicales se sont développées à son époque ou le philosophe et politique John Pumroy (1846) qui l’aurait adoptée pour décrire la souveraineté populaire (Malone, 2015).

Le terme d’intelligence collective est évoqué pour la première fois dans un article scientifique écrit et publié par David Weschler en 1971. Ce dernier fut, durant la Première Guerre mondiale, l’un des célèbres psychologues ayant eu pour mission de tester les aptitudes cognitives des nouvelles recrues de l’armée pour déterminer leur capacité à la vie militaire. David Weschler est également le créateur de l’un des tests d’intelligence individuelle les plus utilisés aujourd’hui, à savoir la Wechsler Adult Intelligence Scale (WAIS).

En 2001, Tadeusz Szuba, enseignant-chercheur en mathématiques de l’université du Koweït, constatait que les recherches sur l’intelligence collective restaient peu nombreuses en raison de la crainte répandue et inconsciente des scientifiques que celle-ci « soit sûrement quelque chose de beaucoup plus complexe et compliqué que l’intelligence individuelle ». Pourtant, il soutient que, paradoxalement, il pourrait être plus facile de mesurer l’intelligence collective que l’intelligence individuelle car les manifestations de cette première telles que les échanges d’informations entre les membres d’un groupe sont directement observables contrairement au raisonnement cognitif individuel.

La recherche scientifique sur l’intelligence collective connaît ces dernières années une augmentation significative de sa popularité. En effet, il existe à ce jour une abondante littérature anglo-saxonne et nombreux sont les travaux portant sur ce thème ou du moins, s’y référant. À titre d’exemple, une équipe de chercheurs de l’université de Technologie de Tallinn recensait dans un article publié en 2020 l’existence de 9,848 publications scientifiques portant sur ce thème, toutes disciplines confondues (Suran et al., 2020)

L’intelligence collective, est un champ d’étude complexe

Le concept d’intelligence collective fait l’objet d’un débat dans la littérature scientifique quant à sa conception car les chercheurs tentent de le définir selon leur propre perspective et leur propre domaine. En effet, celui-ci recouvre plusieurs significations selon la discipline scientifique considérée, ramifiant ainsi son étude. Précisément, la complexité de ce champ d’étude provient de trois raisons principales :

1. Un champ d’étude multidisciplinaire

La première raison réside dans le caractère multidisciplinaire de l’étude de l’intelligence collective, comptant par exemple des travaux en biologie, en sciences de l’information et de la communication, en science des réseaux, en intelligence artificielle, en sciences de l’informatique, en cybernétique, en mathématiques, en sciences du comportement, en sciences sociales, en anthropologie, en sociologie, en sciences cognitives, en sciences politiques ou encore en sciences économiques (Malone, 2015; Suran et al., 2020). Or, chaque discipline se concentre un aspect spécifique de l’intelligence collective et peu de liens ont été établi entre les avancées des différents champs disciplinaires.

L’intelligence collective est donc un concept morcelé car « écartelé » entre différentes disciplines de la recherche académique et que son champ d’étude est difficile à cerner du fait de sa dimension pluridisciplinaire.

2. L’existence de plusieurs paradigmes

La seconde raison provient de l’existence de plusieurs paradigmes sur l’intelligence collective :

Le paradigme de l’intelligence en essaim (Swarm intelligence) est porté par des chercheurs travaillant dans les disciplines de l’éthologie, de la biologie, de l’intelligence artificielle ou encore de la robotique. Aussi appelée intelligence distribuée, l’intelligence en essaim renvoie aux comportements collectifs décentralisés et autoorganisés d’agents naturels ou artificiels tels que les colonies d’insectes ou les systèmes robotiques qui, malgré la simplicité de chaque agent sur le plan cognitif, sont capables ensemble de résoudre des problèmes complexes.

Ainsi, l’idée que les colonies de fourmis, composées de plusieurs milliers d’agents simples, puissent constituer un super organisme unique et intelligent est soutenue (Beni et Wang, 1989).

Le paradigme de la sagesse des foules (The wisdom of crowds) est appréhendé par des chercheurs exerçant en sciences de l’informatique, de la communication et des réseaux. C’est dans la célèbre expérience du statisticien Francis Galton qu’il trouve son origine. Lors de la foire de West England Fat Stock en Angleterre en 1906, celui-ci avait démontré que la médiane des estimations données par chaque membre d’une foule concernant le poids d’un bœuf s’avérait être plus exacte que celle d’experts isolés. Ainsi, le paradigme de la sagesse des foules repose sur le postulat selon lequel une foule d’êtres humains peut résoudre des problèmes de manière plus efficace et prendre de meilleures décisions que n’importe quel individu isolé, dans la mesure où un ensemble de personnes détient toujours plus de connaissances qu’une seule d’entre elles.

Ce paradigme a connu un essor important avec l’arrivée d’internet, le développement rapide du réseau informatique, des médias sociaux et modes de communication interactifs ayant permis à des millions d’internautes de se connecter, d’interagir, de partager du contenu, des idées et des connaissances (ex : Wikipédia), de résoudre des problèmes (ex : Forums), de mener des évaluations (ex : Tripadvisor), de créer des produits intellectuels (ex : Linux) et de prendre des décisions (Levy, 1994 ; Surowiecki 2004).

Le paradigme du facteur c est porté par l’équipe d’Anita Woolley et ses collaborateurs (2010), chercheurs américains en psychologie cognitive et sciences du comportement. Pour ces derniers, l’intelligence collective est « la capacité d’un groupe à performer » et peut être mesurée en combinant les résultats d’un groupe d’individus à une batterie de tests cognitifs et groupaux (ex : résoudre un puzzle, partie d’échec face à un ordinateur).

Ils en déduisent, par analogie au facteur g de l’intelligence individuelle, un facteur c (Collectif) de l’intelligence collective capable, selon ces eux, de prédire la performance du groupe à d’autres tâches groupales.

Le paradigme des processus interactionnels est notamment soutenu par des chercheurs en sciences de gestion et en psychologie du travail et des organisations. Dans ce cadre, la communauté scientifique estime que l’intelligence collective constitue un processus dynamique et collaboratif entre les membres d’une équipe de travail restreinte et issu de leurs interactions.

Selon Olfa Zaïbet-Gréselle, chercheuse française en sciences de gestion au Cnam Paris, l’intelligence collective serait « la somme des intelligences individuelles des membres d’une équipe plus leur relation » (Zaïbet-Gréselle, 2007). Ainsi, ce dépassement résultant de l’interaction entre les membres du groupe distingue l’intelligence collective d’un simple travail collectif.

3. La multiplicité des concepts associés

Enfin, la dernière raison renvoie à la multiplicité des concepts qui lui sont associés et qui complexifient son étude, tels que l’esprit collectif (Weick et Robert, 1993), l’esprit de groupe (Wegner, 1987), l’intelligence de groupe (Williams et Sternberg, 1988), l’intelligence d’équipe (Akgun et al., 2008), l’intelligence organisationnelle (Glynn, 1996), la conscience collective (Durkheim, 1893), la psychologie des foules (Le Bon, 1895), le vox populi (Galton, 1907), le Big Mind (Mulgan, 2017) ou encore l’intelligence collaborative (Guillain et Autissier, 2019).

Cette caractéristique fait obstacle à la capacité des chercheurs à unifier les travaux précédemment publiés et à établir des lignes directrices claires pour le futur de la recherche scientifique dans ce domaine.

Comment définir l’intelligence collective ?

Le caractère multidisciplinaire de son champ d’étude, les nombreux paradigmes qui y sont assimilés et la multiplication des concepts qui lui sont associés expliquent la grande variété de définitions existantes de l’intelligence collective.

Thomas Malone (2015), professeur américain de management au Massachusetts Institute of Technology (MIT), évoque ainsi « qu’il y a eu presque autant de définitions de l’intelligence collective que d’auteurs qui l’ont étudié ».

Toutefois, les chercheurs s’accordent à dire que l’intelligence collective d’un groupe représente davantage que la simple somme des intelligences individuelles qui la composent (Zaïbet-Gréselle, 2007).

Parmi les nombreuses définitions évoquées, celle d’Olaf Zaïbet-Gréselle (2007) reste l’une des plus mentionnées par la communauté scientifique française en sciences sociales : « Ensemble des capacités de compréhension, de réflexion, de décision et d’action d’un collectif de travail restreint issu de l’interaction entre ses membres et mis en œuvre pour faire face à une situation donnée présente ou à venir complexe. »

Pour cette chercheuse, l’intelligence collective se manifeste ainsi par des processus groupaux et interactionnels tels que la réflexivité collective, le partage d’informations, la résolution de problèmes en équipe ou encore la prise de décision collective.

Comment promouvoir l’intelligence collective ?

Selon l’équipe de recherche d’Anita Woolley et ses collaborateurs, l’intelligence collective est le résultat de la composition et de l’interaction des membres du groupe. Ils se sont ainsi attelés à identifier les facteurs individuels et collectifs susceptibles de promouvoir l’intelligence collective. En voici deux exemples :

• La sensibilité sociale

Cette équipe a par exemple démontré dans une étude publiée en 2016 que plus les membres d’un groupe présentaient une sensibilité sociale élevée (c’est-à-dire la capacité à identifier avec précision les émotions et les états mentaux d’autrui), plus leur intelligence collective était forte (Meslec et al., 2016).

En effet, selon ces chercheurs, la sensibilité sociale constitue une condition préalable à des interactions interpersonnelles harmonieuses entre les membres du groupe, conduisant in fine à un accroissement de leur intelligence collective.

• La diversité cognitive

Cette équipe de chercheurs a également démontré dans une étude publiée en 2019 que la diversité cognitive parmi les membres du groupe était un prédicteur de l’intelligence collective (Aggarwal et al., 2019).

La diversité cognitive renvoie au pluralisme des fonctionnements de pensées, de raisonnements et d’idées au sein d’une équipe. Or, cette diversité permet par exemple, selon ces chercheurs, de multiplier les propositions rapportées par les membres du groupe lorsqu’ils rencontrent un problème et cherchent des solutions (Aggarwal et al., 2019).

Ces travaux scientifiques révèlent ainsi que la sensibilité sociale et la diversité cognitive sont des caractéristiques individuelles et groupales importantes à considérer dans le recrutement des personnels et la constitution des équipes de travail.

Pour aller plus loin

Aggarwal, I., Woolley, A. W., Chabris, C. F., & Malone, T. W. (2019). The Impact of Cognitive Style Diversity on Implicit Learning in Teams. Frontiers in Psychology, 10, 112. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2019.00112

Beni, G. et Wang, J. (1989). Swarm intelligence in cellular robotics systems. In Proceeding of NATO Advanced Workshop on Robots and Biological System, 26–30, Tuscany, Italy. https://doi.org/10.1007/978-3-642-58069-7_38

Levy, P. (1994). L’intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace. Paris, France : Editions La Découverte.

Malone, T. W., & Bernstein, M. S. (2015). Handbook of collective intelligence. MIT Press.

Meslec, N., Aggarwal, I., & Curseu, P. L. (2016). The Insensitive Ruins It All: Compositional and Compilational Influences of Social Sensitivity on Collective Intelligence in Groups. Frontiers in Psychology, 7. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2016.00676

Suran, S., Pattanaik, V., & Draheim, D. (2020). Frameworks for Collective Intelligence: A Systematic Literature Review. ACM Computing Surveys, 53(1), 1–36. https://doi.org/10.1145/3368986

Surowiecki, J. (2004). The wisdom of crowds. New York, NY: Anchor Books

Szuba, T. (2001). A formal definition of the phenomenon of collective intelligence and its IQ measure. Future Generation Computer Systems, 17, 489–500. https://doi.org/10.1016/S0167-739X(99)00136-3

Zaïbet-Gréselle, O. (2007), Vers l’intelligence collective des équipes de travail : une étude de cas. Management & Avenir, 14(4), 41-59. https://doi.org/10.3917/mav.014.0041

Wechsler, D. (1971). Concept of collective intelligence. American Psychologist, 26(10), 904–907. https://doi.org/10.1037/h0032223

Woolley, A. W., Chabris, C. F., Pentland, A., Hashmi, N., & Malone, T. W. (2010). Evidence for a Collective Intelligence Factor in the Performance of Human Groups. Science, 330(6004), 686–688. https://doi.org/10.1126/science.1193147

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